la chanson que j'aime

Texte de Daniel Mermet
"Là-bas si j'y suis, Carnets de route"

 

C'est celle qui t'allume la fente,
celle qui colle à la chair de poule,
celle qui mouille à la fleur de peau,
c'est la désordre, celle du poing devant l'usine,
c'est la goualante collante,
c'est la tapin, c'est la ruisseau,
c'est la couloir du métro,
celle qui pue le prisu, qui vous chope au caddie,
c'est la mégot, c'est la papier jauni des amants sous la pluie,
c'est la bouche de la fille du tramway qui longeait la mer du Nord en direction d'Ostende,

c'est la vulgaire que j'aime,
celle qui crève le bourgeois,
la gros mot, la cochonne, la coeur gros,
la romance famélique sur la buée des vitres,
My funny Valentine,
la brillantine Roja sur les cheveux de ma soeur les samedis soirs de cinéma,

un art mineur on dit, mais qui le dit ? l'élite ? la chanson que j'aime emmerde l'élite, le bon goût ne la connaît pas, est-ce que M. Balladur danse le MIA ?
l'élite ne chante pas, l'élite convoque des troubadours à la cour, des gitanes aux yeux de brasiers et les écoute, sourire ennuyé, en tapotant un peu du pied,

la chanson, c'est le peuple, ça a toujours été le peuple,
c'est la mémoire, c'est le miroir des peuples, c'est la chanson de Craonne,
la chanson raconte l'histoire, la vraie histoire profonde et foisonnante des peuples,
l'histoire imprévue et fugitive,
c'est pas du bronze, pas une statue, on ne peut pas l'arrêter,
on la fredonne dans le camp, dans la prison, lèvres fermées,
on ne peut pas l'enchaîner, c'est de l'eau dans un panier, c'est de l'air, c'est un air,
la chanson s'oppose au pouvoir, à tous les pouvoirs,

celle que j'aime se marre, je vais vous chanter Le trou de mon quai, je rigole, j'ai cinq ans,
je donnerais n'importe quoi pour entendre la voix de Papa, sous le cerisier du temps des cerises,

la chanson, c'est l'amour, amours toujours inemployées,
celle que j'aime console les charcutiers et berce les enfants morts,
c'est l'instant fatal qui se situe très précisément entre les pognes à Marcel et le valseur à Lulu,

c'est la cargo, c'est la chante faux,
c'est celle des culbutes dans l'été du lavoir,
celle que j'oublie, celle qui me revient,
c'est la douce fredonnée la nuit dans la voiture,
c'est la brûlure, celle qui t'attache, la déchirée, la jalouse,
c'est la tremblante, c'est la berceuse,
c'est l'incomprise qui fait vomir et qui grise,
celle qui jamais ne m'habitue.

 

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